Contribution pour la revue du Réseau scientifique thématique PhilAU (Philosophie Architecture Urbain) :
Article téléhargeable ICI
Le Philotope n°11
« Bâtir au contact du risque »
Numéro piloté par Xavier Bonnaud et Eric Daniel-Lacombe
Paris, le 20 octobre 2014
Vivre le temporaire
Le logement provisoire après le séisme du 12 janvier 2010 en Haïti.
La question du risque entraîne immanquablement celle de la catastrophe. Or, contrairement à la notion de risque, celle de « catastrophe » signale un moment et un lieu précis.
Au-delà du bouleversement physique, technique, psychologique ou social qu’elle entraîne, la catastrophe conduit à un changement de paradigme bouleversant les équilibres des acteurs actifs dans la création du cadre bâti d’une société.
Il s’agit ici de s’intéresser aux processus de reconstruction provisoire précédant très souvent les solutions pérennes, en les appréhendant dans une temporalité longue. Ce début d’analyse s’attachera autant que possible à replacer ces dispositifs dans une perspective de développement, aussi bien que dans le contexte pré-catastrophe. Ces recherches, si elles ne constituent pas un cas d’étude approfondi, prennent comme base l’exemple concret de la situation post-catastrophe haïtienne. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 provoqua, entre-autres, le déplacement de 2 millions de personnes. En 2013, on estime que 347.284 personnes vivaient encore dans 450 camps1. Nous proposons de replacer la notion de provisoire au centre des problématiques urbaines de développement, avec comme point de départ les projets de constructions de shelters2 mis en place dans les mois et années suivant le séisme du 12 janvier 2010.
Par le passé, Port-au-Prince a déjà été détruit par de nombreux séismes notamment ceux de 1751 et 1770. D’autres moins importants ont également été recensés en 1860, 1918, 1922, 1956 et 1962.3 Pourtant l’architecture locale, en particulier des quartiers informels qui sont aussi les plus denses à Port-au-Prince ne prend que très peu en compte ces risques naturels majeurs.
Les programmes de shelters insèrent, dans le champs de la construction haïtienne, des éléments nouveaux répondant à des normes techniques fiables. En ce sens, chaque shelter constitue une entité potentiellement résistante, implantée soit dans un ensemble urbain chaotique et mouvant, soit planifiés dans une géométrie stricte et quasi militaire sous forme de camps.
L’acte de bâtir un logement s’inscrit en général dans un processus long, aussi bien dans les phases de conception et de construction que dans le temps de l’habiter. La question du shelter répond à une accélération des rythmes induite par la catastrophe, créant une situation d’urgence qui offre un cadre fragile où les exigences sont souvent revues à la baisse. Pourtant, la notion de risque reste omniprésente même si elle est rarement prise en compte dans sa globalité.4
L’analyse vise à appréhender la question du logement provisoire à partir de trois thématiques : la dialectique entre des standards importés par les acteurs de l’aide humanitaire et les pratiques locales, le provisoire comme palimpseste culturel, et enfin la question du sens du provisoire lorsqu’il devient peu à peu pérenne.
Nous introduirons ici une approche au regard des processus mis en place et observés en Haïti, dans la zone géographique de Port-au-Prince et de sa banlieue, depuis 2010. Nos recherches se fondent sur un examen des méthodes des acteurs participant à la conception, la mise en place, et le suivi de ces « objets-shelters » jusqu’à aujourd’hui.
Comme l’introduit Michel Agier dans Un monde de camps, cette problématique particulièrement complexe exige une ouverture du panel des champs d’étude.
« […], la complexité des enjeux humains et politiques des déplacements et de l’encampement a mis en évidence la nécessité d’enquêtes multisituées, multiscalaires, et multidisciplinaires – […] »5
Nous nous attacherons à recentrer notre analyse sur les shelters en tant qu’objet, pour ensuite pouvoir élargir nos recherches à l’échelle du camp, puis du rapport de ces zones avec leur environnement proche6.
Les standards humanitaires à l’épreuve des réalités locales.
Les shelters sont caractérisés en premier lieu par leur aspect technique et économique. La notion d’urgence induit un besoin de rapidité de fabrication, d’acheminement et de mise en place qui laisse peu de temps à l’analyse de la situation autre que numéraire. Le provisoire constitue donc, dans ses conditions, une réponse particulièrement adéquate.
Les abris provisoires se déclinent, en fonction des organisations productrices, sous différents aspects, mais avec une certaine uniformité dans les systèmes constructifs. La notion de standard prévaut, tandis que la pré-fabrication est souvent incontournable. Dans la plupart des cas, les shelters ont comme base une dalle de béton armé constituant un socle résistant qui accueille une structure simple mais dimensionnée et contreventée (ce qui est loin d’être le cas de toutes les habitations haïtiennes) en bois ou en aluminium. Sur cette structure garantissant une solidité calculée en fonction du risque connu de séisme, les parois sont faites de panneaux de contre-collé ou de bâches tendues. En ne considérant que l’objet-shelter, c’est sur ce dernier point que s’ancre véritablement le caractère provisoire de ces constructions.
Les shelters offrent une valeur matérielle comparable à de nombreux logements auto-construits de Port-au-Prince, sans en avoir les qualités intrinsèques. Le processus de mise en place des shelters, en termes de conception, de prévisions, de pré-fabrication et d’organisation préfigure une stabilité de la construction plus forte que beaucoup de logements haïtiens des classes populaires.
Ces objets-shelters répondent à un besoin urgent et immédiat d’abri. En cela, ils correspondent parfaitement à leur fonction première. Les différentes phases temporelles suivant une catastrophe telle que le séisme de 2010, s’enchaînent de manière quasi-systématiques, comme le montre Julien Grisel dans sa thèse Le processus de projet dans la reconstruction urbaine suite à une catastrophe.7 Les shelters se situent dans la période dite de restauration qui conditionne les phases suivantes. Mais la matérialité, autant que l’organisation des shelters en camps, semblent constituer un dispositif incapable d’absorber ces évolutions. Les notions de standard et de norme, si précieuses lorsqu’il s’agit de mettre des gens à l’abri au début de la phase de restauration, produisent des structures architecturales et urbaines rigides qui ont du mal à suivre l’évolution des besoins des populations bénéficiaires.
La question du local et du standard s’ouvre, au-delà des caractéristiques techniques des constructions, au regard de la notion « d’habiter ».
Puisque les shelters s’inscrivent dans une temporalité longue, comment cohabitent l’architecture vernaculaire, les savoirs locaux et les standards humanitaires en terme de manière de concevoir les espaces du logement ?
La pérennisation des shelters et donc des camps, implique que l’on s’attarde plus longuement sur la notion de responsabilité. Les concepteurs-constructeurs (acteurs de l’aide) ont en charge la garantie technique des constructions mises en place après la catastrophe. La sûreté de l’abri proposé est d’ailleurs au cœur de la problématique urbaine de la banlieue de Port-au-Prince. Comment considérer des shelters comme provisoires lorsqu’ils assurent, même sur le long terme un logement plus sûr que nombre de maisons auto-construites ?
Les concepteurs ont pourtant également une responsabilité importante face au contexte culturel et social dans lequel s’insèrent leurs projets. Le fait d’implanter une structure sur une dalle de béton armé, implique tous les acteurs intervenants dans ce processus, dans une temporalité dépassant la phase dite de restauration. L’organisation de ces objets en camps inscrit ces dispositifs dans une logique urbaine de quartier. Pourtant, le moment de l’urgence dans lequel ces camps ont été mis en place ne permettait pas la réflexion et le recul nécessaires à de telles échelles de projets. L’encampement8 devient alors une réalité au sein de la ville qui se reconstruit autour, limitant considérablement l’évolution de ces quartiers (et à une autre échelle, des habitations).
La rigidité de telles structures urbaines entre en contradiction avec l’idée d’objets transitoires permettant un développement ultérieur. Des recherches antérieures, concernant les cités de logements provisoires après la seconde Guerre Mondiale9 m’ont permis de comprendre le rôle que joue le contexte extérieur dans le difficile passage du provisoire au durable. La concordance des solutions pérennes proposées avec les aspirations des populations bénéficiaires ne peuvent pas demander un nouvel effort d’adaptation aux habitants. C’est là que se dessine la réelle responsabilité des concepteurs de shelters lorsqu’ils conçoivent de véritables lieux de vie en pensant construire des abris.
Mais puisque les shelters finissent par se pérenniser, les habitants pourraient-ils (devraient-ils?) être intégrés au processus de construction ou de modification des modèles dès les prémisses du projet ? Auquel cas, ne serait-ce pas une manière de reconnaître une certaine pérennité du provisoire avant même que celle-ci n’advienne ?
Le provisoire comme palimpseste culturel.
Les structures urbaines existantes souvent précaires dans les agglomérations haïtiennes étaient déjà très influencées par le mode vie Occidental avant le séisme. Le pays est sous « perfusion humanitaire » depuis des décennies et l’art d’habiter a été largement infléchi par des images européennes et américaines. Pourtant de nombreux usages demeurent comme la marque d’une possible combinaison des cultures.
Les shelters haïtiens sont, pour la plupart, dotés d’une galerie couverte à l’avant de la « maison » donnant sur la « rue ». Cette galerie est une des caractéristiques les plus typiques du mode de vie des classes urbaines populaires. Elle est le lieu de la pause, des transactions quotidiennes, des manucures, des tresses, des discussions et, en milieu urbain dense, de la préparation des repas. Elle n’est pourtant pas le seul trait caractéristique des modes de vie haïtiens qui mériteraient une analyse approfondie afin de comprendre comment les usages locaux, bouleversés en situation de crise, sont compris et interprétés par des intervenants extérieurs. Les acteurs de l’aide ont-ils les compétences pour recevoir et comprendre réellement les aspirations des bénéficiaires ? L’exemple de la galerie fonctionne, à mon sens, comme une sorte de faux-semblant donnant l’illusion d’une adaptation locale du standard, tandis que l’organisation des shelters eux-mêmes, et du camp qu’ils constituent expriment en tout point une réponse typiquement occidentale.
Comment sont définis les usages locaux au moment de la conception ?
Les shelters sont créés à partir de modèles standards souvent préfabriqués, plus ou moins adaptés aux particularités de la situation au moment de leur mise en place. Étant conçus dans un souci d’efficacité, de rationalité et d’économie, ils sont le reflet de l’importation d’un savoir, et de méthodes extérieures.
Or, d’après Julien Grisel, « on constate que si les «usagers» ne sont pas actifs dans le processus de planification ce dernier a de fortes chances d’être inadapté à leurs besoins et donc d’être rejeté. On remarque de plus que les planificateurs possèdent rarement les moyens et les connaissances nécessaires à cette collaboration. »10
Cette analyse est basée notamment, sur le cas de la reconstruction de la ville de Gibellina en Sicile, dévastée par un tremblement de terre et reconstruite sur un autre site. Le cas du camps Corail en Haïti, du fait de son échelle de véritable petite ville11, et de son impossible caractère provisoire, peut être mis à l’épreuve des mêmes critiques.
On constate que même dans les conditions les plus précaires, les communautés sont capables de recréer des liens et un fonctionnement similaires à ceux qui étaient de mise avant la catastrophe dans un environnement pourtant différent. Les activités commerciales, les liens du groupe, les structures nécessaires au travail tentent de ressurgir occasionnant certaines modifications des shelters et de l’organisation des camps. Il y a donc une volonté de réorganisation et de reformulation de la communauté, opérant une forme de continuité face à la rupture imposée par l’événement dramatique. Cette persistance des modes de vie antérieurs est plus ou moins facilitée par la structure urbaine semi-provisoire du camp qui impose, de par son inflexibilité, une rationalité importée.
La rationalisation de l’organisation des camps, important de nouveaux codes censés devenir la norme, apparaît en conflit constant avec les us et coutumes des populations, non pas par « excès de nouveauté », mais parce que cette nouvelle organisation n’entre pas en résonance avec la vie des gens qu’elle s’évertue à planifier.
Les camps de shelters, de par la rupture temporelle qu’ils créent entre l’urbanité pré-séisme et post-catastrophe, fonctionnent comme des incubateurs de quartiers en marge de la société, voire de futurs bidonvilles.
Le logement provisoire, en pérennisant des systèmes inadaptés ou trop rigides, modifie substantiellement les modes de vie traditionnels, car il n’admet pas, dans sa conception, certains éléments non quantifiables.
« On parle […] de rendre visible la «ville invisible.» L’idée est que la catastrophe n’est que la partie visible d’un problème plus vaste, qui lui préexistait. Le processus social n’est donc pas directement exprimé, il est implicite. »12
Ce n’est alors pas la catastrophe qui créé une rupture, mais bien les réponses apportées à celle-ci. Les shelters tels qu’ils sont envisagés aujourd’hui, (en imposant un standard non reconnu localement) créent une faille dans la potentielle continuité qu’il y aurait pu y avoir entre le temps de l’avant-catastrophe, le séisme, la situation actuelle et future. L’identité de l’architecture provisoire, en devenant permanente, est un véritable reflet de cette fracture entre «l’avant » et « l’après ».
La capacité de résilience d’une population renvoi à une sorte de « retour à la normale », ce qui ne signifie pas forcément à l’état antérieur. Il s’agit plutôt d’un état d’équilibre entre la société et son environnement. Comment le logement provisoire, lorsqu’il s’inscrit dans un état de permanence peut-il permettre une transformation en fonction de données culturelles non énoncées au départ ?
L’idée n’est pas d’offrir aux communautés dans le besoin ce qu’ils avaient avant, mais de comprendre certains fonctionnements pour être capable de proposer des solutions qui n’entravent pas, voire qui ré-engagent un processus naturel de reconstruction aussi bien physique que social et communautaire.
Alors, les shelters existeraient véritablement en tant qu’objets de transition de l’urgence vers un contexte où le risque redeviendrait une contrainte caractéristique, au même titre que le climat ou la culture, et non une fin en soi.
Le moment de la conception est déterminant dans l’appropriation futur d’un logement par une population ayant subi un choc, car ce nouveau logement a la lourde tâche de relier le passé au futur. Une conception venant d’acteurs et organismes étrangers contraindrait les modes de vie, mais influerait aussi sur le traumatisme subi et sur la représentation qu’en forme l’empreinte mémorielle. Elle serait ainsi susceptible d’intervenir dans la possibilité de se reconstruire par soi-même. 13
Les shelters, en tant que constructions physiques durables s’inscriraient comme une nouvelle strate de l’Histoire haïtienne et plus particulièrement de la mémoire de l’événement. La question de la réverbération et du rapport que ces nouveaux objets entretiennent aussi avec le passé des populations qu’ils abritent se pose.
« Peu importe l’oubli de ce qu’il y a eu là, auparavant, ce qui compte, c’est le surgissement énigmatique de ce qui ne semble plus inscrit dans l’ordre des mémoires. Une telle analogie entre la ville et l’inconscient offre l’étrange certitude d’une absence de destruction. Les plus grandes éventrations, les bombardements ne créent jamais un espace vide, ils provoquent un bouleversement des traces, un remue-ménage fantastique de tous les vestiges comme si les rythmes de la destruction étaient déjà des formes de reconstruction. La ville qui se redresse de ses ruines n’efface rien, elle garde en abîme tous les vestiges de son unité originaire »14
Les éléments constituant le shelter, de par leur nécessaire15 standardisation, cohabitent étroitement avec les éléments traditionnels constitutifs du logement auto-construit haïtien. Ces shelters, en s’inscrivant dans une temporalité qui dépasse l’urgence, s’immiscent, (puisqu’ils abritent la vie des gens durant de longues périodes) dans une « mémoire collective » faite d’expériences, de cultures, de traditions et de modes de vie.
Au-delà d’une culture de la tradition (qui est une forme de mémoire), intervient une sorte de réminiscence de l’avant-catastrophe. Le logement provisoire, dans sa fonction de nouveau logement (et pas seulement d’abri), devient le lieu du recommencement, de la reprise de la vie, d’une sorte de renaissance. Cette renaissance ne s’effectue pas sur des bases nulles, mais dans un rapport constant et inaltérable avec le passé proche et lointain. Ce lien fort à une sorte de mémoire communautaire est d’autant plus remarquable en cas de catastrophe de l’ampleur du séisme du 12 janvier 2010, qui bien loin de détruire le passé, a accentué cet état de résurgence d’une situation antérieure parfois déformée. L’implication des populations permettraient de conserver, dans les réponses proposées, ce lien essentiel avec un passé collectif marquant.
Pourtant, dans le contexte pauvre haïtien (donc celui des locataires de shelters), la précarité des situations installe une sorte d’instantanéité physique constante. L’anticipation au sens occidental du terme est une notion peu présente au quotidien. Nous nous trouvons donc devant un décalage des compréhensions avec d’une part des concepteurs-constructeurs conscients de créer, sous couvert de « provisoire », des structures durables, tandis que ces shelters, sans correspondre totalement aux modes de vie locaux, reflètent néanmoins l’image d’un logement stable puisque moderne. Le shelter se positionnerait, dans l’imaginaire collectif comme l’accès à une sorte de modernité importée, gage de prospérité.
La question de l’horizon d’attente devient ici incontournable. L’imaginaire collectif chargé de la mémoire et de l’expérience se lie à des attentes vis à vis de l’avenir qui sont naturellement modulées en fonction de l’offre proposée.
Il est ici clair que des structures de projets si fortes que celles des shelters, s’inscrivent inconditionnellement dans un processus de reconstruction de la ville et amène inéluctablement la question de la mémoire des pratiques.
Pour Michel Agier, « la circulation des organisations travaillant dans la gestion des camps entraîne la transmission et une diffusion des savoirs spécialisés au sein de ce dispositif. »16
Les projets de shelters pourraient alors être une occasion de mêler les savoirs constructifs occidentaux et haïtiens, afin de parvenir à une complémentarité essentielle à des constructions justifiées et justifiables.
La question du savoir est essentielle car elle prédispose les populations-victimes à reprendre en main leur propre destin17. La diffusion des savoir-faire est cependant très limitée et la construction de shelters se lit trop souvent comme une implantation d’objets pré-fabriqués au même titre qu’une distribution de nourriture ou de kits de survie.
Le sens du provisoire
Dès la mise en place des shelters, le socle de béton sur lequel ils sont construits, apparaît comme une nouvelle base, une sorte de tabula rasa, voulue par les acteurs de l’aide qui n’ont pas cette connaissance de la catastrophe, mais uniquement de ses conséquences. Pour des raisons rationnelles, économiques et pratiques ce procédé va dans le sens logique d’une réponse technique à l’urgence. Elle est, il me semble, symptomatique de l’empressement des acteurs de l’aide qui appliquent des schémas connus et validés précédemment à la catastrophe, résultats de l’action dans d’autres contextes. Le shelter n’est alors qu’une « coque vide » qui n’entre pas dans un processus de participation communautaire permettant aux populations de s’approprier ces nouveaux territoires urbains.
La question temporelle est essentielle. Être abrité pendant les mois qui suivent la catastrophe, dans une structure provisoire n’est pas problématique ; le temps qui passe laisse pourtant s’embourber ces situations. Pour Michel Agier, « partout, le paramètre du temps est indispensable pour comprendre la transformation de ces espaces vides en lieux anthropologiques. »18
L’acte de construire, au delà de la création physique d’un lieu, construit une signification dont la lecture dépend de la situation et des acteurs. La construction de shelters introduit, implicitement, « notre » notion de normes et de standardité dans le contexte haïtien post-séisme. Leur caractère provisoire est remis en cause aussi bien par l’inéluctabilité du temps qui passe, que par le rapport des shelters à l’ensemble de la situation en termes de logement du pays.
La question du provisoire, appliquée au logement, est souvent annoncée par les acteurs-concepteurs de shelters comme une phase essentielle, transitoire, permettant le passage vers des solutions de logements plus durables.
Pourtant ces manières de répondre à l’urgence engageraient dès leur conception une pérennisation du provisoire inscrivant des pratiques et méthodes légitimées par l’urgence, dans une temporalité de long terme. Le provisoire perd alors tout son sens et devient du durable dont la faiblesse de la conception est justifié par sa caractéristique première.
Au-delà d’une dialectique local-extérieur, le shelter matérialise le dépassement de la catastrophe, vers la phase de reconstruction puis de développement.
Le choc qu’à créé le séisme de 2010, comme n’importe quelle catastrophe touchant une population entière, peut être surmonté en recréant une liaison entre l’avant et l’après. La catastrophe apparaît alors comme un événement inscrit dans la continuité d’un contexte prenant en compte le risque comme donnée.
Le shelter marque, après l’urgence, le début de la phase de reconstruction, tout en limitant les possibilités de lien avec le passé. Ces objets-providence au moment critique de la crise deviennent alors des éléments particulièrement difficiles à intégrer à des processus de développement ultérieurs.
Astrid LENOIR
1Site internet E-Shelter & CCCM Cluster, http://www.eshelter-cccmhaiti.info/2013/pages/2-cat-dtm.php, consulté le 02/01/2015.
2Les shelters sont les abris caractérisant la période dite transitoire après une catastrophe. Ils s’apparentent à des constructions à la mise en œuvre rapide, aux éléments souvent préfabriqués en matériaux légers (structures bois ou métal, posées la plupart du temps sur une dalle béton), pouvant être acheminés facilement, montés (et parfois démontés) par maximum 4 ouvriers sans besoin d’outillage ou de connaissance spécifique. Ils sont toujours conçus, fabriqués et organisés par des organisations internationales. Leur gestion est, la plupart du temps, transmise ensuite au gouvernement local.
3Source wikipédia « Port-au-Prince », http://fr.wikipedia.org/wiki/Port-au-Prince, consulté le 20/01/2015.
4Les shelters répondent par exemple à des normes parasismiques et para-cycloniques drastiques, tandis qu’ils sont construits en véritables quartiers sur des zones potentiellement inondables (voir Camps Corail Cesse-Lesse à une vingtaine de kilomètres de Port-au-Prince).
5AGIER M., Un monde de camps, sous la dir., La Découverte, 2014, p. 378.
6Sans s’apparenter à l’analyse d’un cas précis, cet article se réfère particulièrement à la situation du camp Corail dans la zone de Canaan, en périphérie de Port-au-Prince. Pour une analyse plus précise de ce cas, voir CORBET A., Corail-Canaan (Haïti) – D’un camp l’autre, in Un monde de camps, sous la dir. de Agier M., La Découverte, 2014, pp. 233 à 254.
7GRISEL J., « Le processus de projet dans la reconstruction urbaine suite à une catastrophe », thèse de doctorat en Architecture et Sciences de la ville, sous la dir. de FREY Pierre, Lausanne, École Polytechnique Fédérale de Lausanne, 2010, pp. 19,20.
8Notion développée par Michel AGIER dans Un monde de camps, dès l’introduction.
9LENOIR Astrid, Cités provisoires de l’après-seconde Guerre Mondiale, charnière d’une société moderne, mémoire de master recherche, Histoire culturelle et sociale de l’Architecture et de ses territoires, ENSA Versailles, 2012.
10GRISEL J., « Le processus de projet dans la reconstruction urbaine suite à une catastrophe », thèse de doctorat en Architecture et Sciences de la ville, sous la dir. de FREY Pierre, Lausanne, École Polytechnique Fédérale de Lausanne, 2010, 237 p.
11Le camp Corail était prévu pour accueillir 10 000 déplacés (secteurs 3 et 4). La dynamique de l’aide humanitaire a finalement attiré entre 54 045 et 150 000 personnes dans l’aire urbaine de Canaan, créant autour des deux secteurs de camps un véritable bidonville. Chiffres issus de l’article de CORBET A.,Corail-Canaan (Haïti) – D’un camp l’autre, in Un monde de camps, sous la dir. de Agier M., La Découverte, 2014, p.237-238.
12GRISEL J., « Le processus de projet dans la reconstruction urbaine suite à une catastrophe », thèse de doctorat en Architecture et Sciences de la ville, sous la dir. de FREY Pierre, Lausanne, École Polytechnique Fédérale de Lausanne, 2010, 237 p.
13On peut émettre l’hypothèse qu’au-delà de l’aspect pratique, économique, rationnel de la mise à l’abri des familles à travers des projets de camps de shelters, ces dispositifs fonctionneraient également comme une manière de contrôler les populations.
14Henri-Pierre Jeudy, Le désir de catastrophe, Aubier, 1990, p. 67. Voir aussi p. 88: la vision du passé explique aussi pourquoi les habitants d’un lieu ne le quittent pas quand bien même il se révèle dangereux.
15L’aspect nécessaire reste discutable
16AGIER M., Un monde de camps, sous la dir., La Découverte, 2014, p. 22.
17Elle peut être mise en rapport avec la notion de contrôle et de pouvoir en rapportant ces projets de shelters à une échelle internationale. Il est à mon sens primordial de garder à l’esprit que l’aide humanitaire se situe aussi (surtout?) dans des dynamiques économiques mondiales.
18AGIER M., Un monde de camps, sous la dir., La Découverte, 2014, p. 12